La copropriété dans les projets collaboratifs franco-chinois (1/2)

La copropriété dans les projets collaboratifs franco-chinois (1/2)

Situations multiples et enjeux de taille pour les entreprises

Suite à son premier témoignage, publié l’année dernière (et que vous pouvez retrouver ici), nous sommes ravis de retrouver Sophie Quérin, experte de la propriété industrielle en Chine. Elle a souhaité aujourd’hui vous partager son expérience et ses conseils concernant la copropriété dans les projets collaboratifs franco-chinois. Cet article sera publié en deux parties.

Lorsqu’un objet tombe d’une poche dans la rue – une pièce de monnaie, un stylo, un paquet de chewing-gums, les passants ne se demandent pas si cet objet appartient à la personne qui l’a fait tomber. Ils l’interpellent pour le lui rendre et cela ne surprend personne, c’est le comportement usuel, c’est ce que notre société considère comme « normal ».

A contrario, lorsque notre idée, notre projet, notre résultat se déverse dans un espace public de façon involontaire, personne ne tente de le restituer à son auteur. Par définition, le non tangible circule plus vite, a beaucoup moins de limites et nous avons tendance à nous l’approprier beaucoup plus facilement.

En France, l’article 2276 du Code civil est là pour nous rappeler qu’en matière de meubles « possession vaut titre ». Qu’en est-il lorsque ce bien n’est pas matériel ? Pouvons-nous facilement démontrer à qui une idée appartient ? D’ailleurs, pourquoi est-ce aussi important de savoir établir la propriété d’un bien immatériel ?

La protection des biens immatériels n’est pas là simplement pour confirmer le « monopole d’un industriel sur une solution technique intéressante ». Il s’agit surtout et avant tout de permettre aux entreprises qui investissent dans la recherche de solutions technologiques importantes de pouvoir financer cette recherche, de pouvoir compenser tout le travail qui a été nécessaire pour obtenir la solution. Il s’agit également de garantir la sécurité et la qualité de certains produits dans la mesure où les contrefacteurs cherchent essentiellement à bénéficier de la notoriété d’un produit existant, et se soucient peu des autres aspects.

1. La protection des biens immatériels par les droits de propriété intellectuelle en Occident et en Chine

Les droits de propriété intellectuelle (PI) établissent un système dans lequel la démonstration de la propriété des biens immatériels, pas toujours évidente, devient non seulement possible, mais aussi bien encadrée. Pourtant, nos pratiques européennes, bien ancrées, peuvent être soumises à quelques épreuves hors de nos juridictions.

En Europe et aux États-Unis, la législation et la pratique ont établi une série de règles, qui, à défaut d’être toujours faciles à appliquer, ont le mérite d’être assez claires : lorsqu’un inventeur travaille, il doit documenter son travail pour apporter la preuve du fait que c’est justement ce travail qui est à l’origine d’une invention.

En Chine, c’est une autre « paire de manches ». Ce qui reste de sources historiques de la période impériale montre que des décrets ont garanti le monopole sur certaines créations artisanales assez tôt en Chine. Cependant, les évènements de la première moitié du XXe siècle ont littéralement annihilé toute réflexion sur le sujet de la propriété intellectuelle et ces questions sont restées en sourdine pendant plusieurs décennies. Les années 80 et 90 ont été marquées par de grands mouvements politiques et économiques, et c’est à ce moment-là que la pression internationale et le souhait de la Chine d’acquérir de nouvelles technologies ont fait émerger non seulement des textes légaux, mais aussi des institutions, des administrations, voire des tribunaux dédiés à la propriété intellectuelle.

La Chine s’est instruite et inspirée des pratiques – souvent européennes –, pourtant, la question de la propriété d’une idée n’a pas immédiatement été traitée de la façon à laquelle nous, juristes européens, nous attendions. Le principe était, du moins au début, assez simple : « premier arrivé, premier servi ». Pendant des années, l’art antérieur pris en considération par les examinateurs de brevets chinois était uniquement celui existant en Chine. Dans ce sens, toute technologie qui n’était pas encore commercialisée en Chine était considérée comme « nouvelle ».

2. L’importance de dépasser les idées reçues sur la Chine

Sans revenir sur des sujets longuement débattus, comme : « est-ce que la Chine a réellement inventé telle ou telle technologie ? », il semble intéressant de se poser la question des opportunités que la collaboration avec des industriels chinois génère, encore plus dans le contexte économique actuel.

Souvent, en Europe, les industriels sont intéressés par ces opportunités, mais restent pourtant frileux, parfois même récalcitrants à l’idée de collaborer avec leurs homologues chinois. Alors que la Chine est devenue un marché incontournable pour beaucoup de produits et de matières premières, souvent, au lieu d’y voir une opportunité, un entrepreneur européen y voit une menace. « Nous allons être copiés ». « Si nous montrons nos technologies, elles seront reproduites et vendues à nos clients à un prix moins élevé ». « Il est impossible de garder une technologie secrète en Chine ». « Il est très compliqué de trouver et de poursuivre les contrefacteurs ». Toutes affirmations qu’un grand nombre de gérants d’entreprises françaises ont déjà utilisées et défendues. Ce qui a changé au XXIe siècle, c’est que, même sans être vendu en Chine, un produit peut rapidement y être reproduit et exporté sur nos marchés. Cependant, ces arguments sont donc de moins en moins entendables aujourd’hui, en raison des mécanismes de protection qui ont été mis en place par l’État chinois depuis une dizaine d’années.

« Même si je peux prouver que c’était mon idée, je ne pourrai pas empêcher la contrefaçon ». Si cette affirmation a pu être vraie il y a encore une quinzaine d’années, force est de constater que les choses ont beaucoup évolué depuis l’apparition fulgurante et définitive de la Chine sur la scène de la PI.

Aujourd’hui, les autorités chinoises sont attentives au sujet de la contrefaçon et les entreprises étrangères obtiennent plus que jamais les résultats escomptés devant les tribunaux spécialisés. Lorsque la démonstration de la propriété d’une idée ou d’un bien immatériel est correctement réalisée, le titulaire des droits a de très grandes chances d’obtenir gain de cause et la jurisprudence le confirme de plus en plus souvent. La technologie nouvelle n’est plus celle qui vient d’arriver en Chine, mais bien celle que le monde entier ne connaissait pas.

3. Les difficultés posées par le développement de résultats dans les projets collaboratifs internationaux

Lorsqu’une technologie nouvelle a été élaborée en France par une équipe française dont la mission était de l’élaborer, le cadre légal de droit commun est clair, même en l’absence de contrat, d’acte de cession ou d’autres écrits témoignant de l’élaboration en question.

Le sujet est en revanche plus délicat lorsque notre technologie n’est pas élaborée exclusivement en France ou uniquement par des équipes françaises. Une des difficultés les plus fréquentes reste celle des collaborations techniques, technologiques et industrielles. Très souvent, une solution technologique importante est développée par plusieurs personnes, voire plusieurs équipes.

Par définition, lorsque plusieurs personnes élaborent une solution technique, toutes les personnes qui ont contribué à cette élaboration sont cotitulaires du résultat et partagent donc la propriété du bien immatériel qui en découle, qu’il soit brevetable ou pas.

Toutefois, il est parfois difficile, voire impossible, de clairement identifier le niveau, le degré ou l’importance de l’implication ou de la contribution d’un ou de plusieurs collaborateurs. Dans un bureau, lors d’une réunion de travail, en réponse à une question… souvent, les intervenants sont nombreux et le processus de création n’est pas documenté de façon précise. Or, cette documentation est la seule trace de la création d’un bien immatériel.

Une idée n’est visible pour les autres que lorsqu’elle est décrite, c’est bien la raison pour laquelle une idée en elle-même n’est pas brevetable. Décrite, mais comment ? Il y a une grande différence entre : « j’ai pensé à augmenter la quantité d’un ingrédient dans ma formule chimique pour que le shampoing soit plus efficace » et « j’ai ajouté 5ml/l d’acide ellagique, également dénommé 2,3,7,8-tétra-hydroxy(1)-benzopyrano(5,4,3-cde)(1)benzopyran-5,10 dione »*.

* Extrait de la formule brevetée d’un shampoing antipelliculaire de L’Oréal, un des plus grands déposants en France

(N° demande : FR1051443 du 01/03/2010 BOPI 2011-35)

Il va de soi que les industries sensibles, les biotechnologies, la pharmacopée, l’alimentation humaine ou animale, etc., sont des environnements très règlementés où des cahiers de laboratoire, des logiciels et des « blockchains » tracent les interventions de chaque chercheur.

En revanche, dans les industries un peu moins réglementées, la vitesse de réponse à une demande client et les contraintes de terrain font que les équipes ne se posent même pas la question de savoir si elles doivent documenter plus que le strict nécessaire. Souvent, pour certains résultats de développement industriel, dès que les essais de laboratoire démontrent que le cahier de charges est rempli, tout va bien. La question de la façon dont les résultats ont été obtenus ne se pose pas. Le produit part à la conquête des marchés. Jusqu’au jour où une lettre de mise en demeure arrive dans la boite aux lettres de la société qui commercialise le produit, contenant généralement l’affirmation que la société en question n’est pas le titulaire, ou n’est pas le seul titulaire des droits sur le produit. Là commence le grand questionnement : « qui a développé, a-t-il travaillé seul, a-t-il sous-traité, a-t-il impliqué des tiers et à quel niveau ? … »

Pour l’exemple anecdotique, j’ai dû, dans ma carrière, défendre une invention faite par une équipe technique dont la propriété était contestée parce qu’un membre de cette équipe avait emprunté un spectromètre à un institut public voisin. C’est déjà assez difficile de traiter le sujet lorsqu’une équipe française ne documente pas en détail son travail.

Imaginons maintenant cette même situation avec une équipe internationale – deux ingénieurs français, deux ingénieurs allemands, deux ingénieurs américains et deux ingénieurs chinois, travaillant tous ensemble sur la même solution technologique.

Qu’ils soient salariés de la même entreprise, de plusieurs filiales, d’entreprises sans lien entre elles, le constat est le même. Chaque inventeur, personne physique, de nationalité différente, est soumis à sa propre loi nationale, et lorsqu’ils sont dans la même salle de réunion, la loi du sol (français ou autre) ne s’appliquera pas forcément comme on peut l’imaginer. Un inventeur chinois, même sur sol étranger, est considéré comme un inventeur chinois. En France, on va considérer qu’une invention faite en France est une invention française, puisqu’au moins deux des inventeurs sont de nationalité française.

Problème – l’invention est détenue en copropriété et chaque loi nationale exige un primo-dépôt de demande de brevet sur le sol du pays dont l’inventeur est ressortissant. Au-delà des exigences légales, ces situations génèrent des conflits essentiellement parce que les droits de propriété sur une invention intéressante permettent à leur titulaire d’exploiter seul et donc de monnayer seul cette invention.

4. Les différends sur la propriété d’un bien immatériel, des situations multiples aux enjeux de taille

Dans ma carrière, j’ai été témoin d’un nombre important de conflits sur la propriété d’une invention – litiges internes, externes, internationaux… Litiges entre inventeurs pour des sujets de rémunérations que l’on n’estime pas devoir partager, litiges avec l’employeur pour une compensation insuffisante, litiges avec des fournisseurs, des clients et des partenaires sur le sujet de l’exploitation commerciale d’un résultat…

Il y a bien évidemment des situations dans lesquelles la copropriété peut intervenir à postériori, lorsqu’un titulaire cède une partie de ses droits, a recours à une sûreté (de type fiducie par exemple) pour lever des fonds, ou lorsqu’une fusion est opérée entre deux entreprises. Dans ces situations, les aspects et la gestion de la copropriété sont généralement clairement définis par les textes et par les parties intéressées.

Il y a également des situations dans lesquelles la cotitularité était prévue avant le début du projet et tout le monde était d’accord sur le partage des résultats – c’est souvent le cas dans une collaboration « public/privé » où un institut de recherche n’envisage pas de commercialiser un résultat, mais entend laisser cette exploitation au partenaire privé en échange d’une partie des droits par exemple.

Les situations les plus éprouvantes sont celles dans lesquelles les partenaires d’une collaboration ont décidé de laisser « le sujet qui fâche » pour plus tard. Plus tard, c’est pratiquement toujours trop tard pour une raison très simple – lorsque l’invention marche et que tout le monde est intéressé par son exploitation, chaque partenaire va tenter de s’affirmer pour en tirer les bénéfices et il sera très difficile de partager sans pouvoir démontrer comment la création est née.

Les enjeux sont nombreux et très importants pour les entreprises qui emploient les inventeurs. Une dispute sur la propriété peut empêcher la commercialisation d’un produit pendant longtemps et peut coûter très cher à une entreprise. Cette même dispute, après le début de la commercialisation, est souvent source de perte de crédibilité, de chiffre d’affaires, voire d’un marché entier, sans parler des frais générés par les litiges.

Alors comment éviter de se retrouver dans ce type de situation ? Quelles mesures peuvent permettre de réduire les risques liés à la copropriété ? La deuxième partie de cet article vous présentera des éléments de réflexion pour éviter les erreurs habituellement commises dans les projets collaboratifs franco-chinois et s’assurer une exploitation des résultats développés la plus sereine et la plus pérenne possible.

Article rédigé par Sophie QUERIN