« Pour négocier en Chine, il faut oublier tout ce que l’on a appris en Europe ! »

« Pour négocier en Chine, il faut oublier tout ce que l’on a appris en Europe ! »

Rencontre avec Sophie QUERIN, praticienne aguerrie de la PI en Chine

Nous avons le plaisir d’interroger, pour ce nouvel article de notre rubrique Témoignages, une experte de la propriété industrielle en Chine. Sophie QUERIN est responsable Propriété Intellectuelle de la société MCE-5, entreprise œuvrant dans le domaine de la propulsion automobile afin que des inventions résultant de la recherche deviennent des innovations exploitables par l’industrie.

Il s’agit d’une première présentation de Sophie, car nous avons le plaisir d’annoncer à nos lecteurs que Sophie a l’intention de rédiger des articles sur le blog pour partager sa riche expérience en Chine.

1. Pouvez-vous présenter votre expérience en Chine ?

Juriste affairiste avec une petite vingtaine d’années d’expérience au sein de grands groupes internationaux, j’ai dû faire face à de nombreux challenges au fil de ma carrière, la Chine était l’un des premiers. J’ai la chance d’avoir beaucoup voyagé – pour mon travail, mais aussi pendant ma jeunesse, et pourtant je redécouvrais à chaque fois la Chine, même lorsque seulement quelques mois me séparaient de ma visite précédente. Mes premières expériences étaient dédiées aux négociations contractuelles musclées, en support du business. Partenariats techniques et commerciaux, transferts de technologies, rachat ou création d’entités faisaient partie de mon quotidien… puis petit à petit le marketing est arrivé avec ses ambitions et ses croyances quant au marché chinois. Pour beaucoup d’entrepreneurs la Chine était le marché rêvé, le graal en quelque sorte. Pour d’autres – un mal nécessaire et inévitable. Elle restait néanmoins un marché immense avec un potentiel infini. Tous ceux avec qui j’ai travaillé et qui voulaient s’y établir, ont dû vite se rendre à l’évidence – la Chine était un monde à part. Ni tout à fait ce qu’elle était il y a 30 ans, ni non plus complètement moderne, malgré la façade qu’elle affichait, ses gratte-ciels, ses propres réseaux sociaux. Juste un monde à part, un monde qui combine le pragmatisme des Allemands (quand on regarde comment sont apparus les certificats d’utilité…), le solennel américain (dans les procédures) et puis la flexibilité locale (à presque tous les niveaux).

J’ai passé des jours, probablement des semaines, à expliquer aux opérationnels et dirigeants européens (français, mais aussi allemands, espagnols, italiens ou même tchèques), aux Américains, Brésiliens ou parfois Sud-Africains, que la Chine n’obéit pas aux règles que nous imaginons, aux règles auxquelles nous sommes habitués. C’est déroutant, certes, parce que les affaires restent les affaires et les textes, lorsqu’on les lit, sont souvent « un peu comme chez nous », cependant leur mise en œuvre peut parfois s’avérer bien différente.

La très grande majorité des normes contient un fond plus ou moins semblable aux règles auxquelles nous sommes habitués – conclure un contrat, déposer un brevet, enregistrer une marque auprès des douanes, enregistrer une nouvelle entité au registre du commerce, construire une usine… Tout semble parfois classique. Les différences commencent à être ressenties lors de la pratique de ces textes.

D’abord, contrairement à nos traditions européennes, ce qui est recherché sur le terrain n’est pas la fidélité au texte, mais la solution la plus pragmatique, la plus efficace, même lorsque les textes ne semblent pas aller dans ce sens. « Prendre un texte au pied de la lettre » est une expression qui n’aurait probablement pas de sens pour la plupart des Chinois, surtout quand ce n’est pas bien utile d’attacher tellement d’importance aux lettres. L’esprit du texte compte plus et c’est là que nous, Européens, pouvons être perdus, car nous n’avons plus de repères.

Ensuite, les textes légaux en Chine sont susceptibles d’évoluer très rapidement selon les besoins du marché. La flexibilité est surprenante, un texte peut être modifié plusieurs fois par an. Par ailleurs, lorsqu’on applique ce texte, on se rend vite compte qu’une certaine « liberté » ou « flexibilité » d’application est laissée aux acteurs économiques. Pourtant même si les frontières de ces libertés ne sont pas immédiatement tangibles, elles sont là, et deviennent vite présentes lorsque l’on commence à négocier. Le point principal, je crois, lorsqu’on négocie en Chine, c’est d’oublier tout ce que l’on a appris en Europe ou dans le Commonwealth. Nous sommes souvent influencés par nos vérités que nous considérons spontanément comme universelles puisqu’elles sont les nôtres et que nous n’en connaissons pas d’autres. Or, en Chine les vérités sont très différentes des nôtres, et elles sont en mouvement perpétuel. Conséquence – pour progresser en Chine, il est indispensable de se rendre disponible, d’être patient, d’avoir un minimum d’humilité et de prendre en considération les contraintes terrain comme elles viennent sans se laisser influencer par nos attentes, souvent conditionnées par notre environnement d’origine.

2. Avez-vous constaté des évolutions notables de la PI (propriété industrielle) en Chine au fil des années ?

Oui, beaucoup et souvent. Il faut tout de même rappeler que la PI en Chine est un phénomène que nous pouvons considérer comme récent, il y a encore une quarantaine d’années elle n’existait pratiquement pas. En si peu de temps les Chinois ont su adopter les normes, créer les offices, former les examinateurs, créer même des tribunaux dédiés à la PI et des administrations en charge des sanctions…  En à peine une décennie, la Chine est devenu le premier déposant mondial et s’est donné les moyens de faire face à un tel volume de demandes et d’examens. Il y a eu des années où les tribunaux spécialisés délivraient des injonctions de saisie de contrefaçons, puis le volume de ces injonctions a dépassé les capacités des autorités chargées de ces saisies et subitement les injonctions ont cessé, sur un simple avis de la Cour Suprême. Impressionnante adaptabilité que celle d’un système judiciaire dans lequel un magistrat prononce quelque chose à haute voix et un pays grand comme un continent le suit en moins de 24 h sans débats ou questions. Certes, le manque de débat présente d’autres désavantages, mais ce n’est point le sujet de notre question.

3. Pouvez-vous citer ce qui vous a le plus marquée dans votre expérience dans le secteur agricole ? 

Je ne vais raconter que quelques-uns de mes souvenirs, mais contrairement à ce que l’on peut souvent croire, j’ai été témoin des efforts de certains dirigeants régionaux et locaux de limiter les effets de la pollution. Je me rappelle du tabac – il était produit un peu partout en Chine, mais dans certaines provinces pour le protéger des insectes, les agriculteurs couvraient les plantes de sacs plastiques, qui restaient sur le sol après la collecte des feuilles. Il y avait plusieurs centimètres de nylon directement sur le sol et le gouverneur local cherchait vraiment des solutions au point de négocier avec les fabricants de cigarettes l’augmentation du prix du tabac à la tonne, l’objectif étant de pouvoir inclure dans ce prix une solution viable – un film de paillage biodégradable, produit en Auvergne.

J’ai aussi été impressionnée par la précision et la sévérité lors de la vérification de l’application des normes locales, en termes de sécurité par exemple. Nous entendons souvent parler de scandales alimentaires, viande de cheval dans les steaks en France, métaux lourds dans le lait en poudre en Chine – juste deux affaires que j’ai pu suivre d’assez près, mais les exemples sont nombreux. Dans le cas français le scandale était à la une des journaux, puis à la télévision et puis plus rien… Savons-nous réellement ce qui s’est passé par la suite ? Est-ce que quelqu’un a été considéré comme responsable et quelle était la sanction ? Il n’y a pas de doute sur ces questions en Chine. Lorsque la sécurité de l’alimentation locale est remise en question, les actions sont immédiates et drastiques. Les contrôles des autorités sanitaires sont déjà beaucoup plus fréquents et beaucoup plus stricts que chez nous.  Je me rappelle encore des contraintes impressionnantes que nous avions dû affronter pour les cantines dans les usines locales.

4. Et dans le secteur automobile ? 

L’automobile est aussi un secteur que je considère comme récent en Chine, à la lumière de ce qui a pu être fait en Europe ou aux États-Unis il y a déjà 120 ans. Toutefois la rapidité avec laquelle ce secteur a été développé reste étonnante. Je me rappelle d’une visite d’usine d’un de nos clients qui exhibait fièrement une belle chaîne de production flambant neuve dans l’objectif, j’imagine, de nous impressionner. Après le contrôle qualité notre délégation devait admirer la production finie, mais elle a constaté qu’il s’agissait en fait d’une série de copies exactement identiques à notre produit. D’un côté j’avais un dirigeant français outré, qui peinait à dissimuler sa colère après toutes ces années de développement, et de l’autre un dirigeant chinois fier de sa capacité de produire des pièces de qualité. Composer en même temps avec mon patron et notre client était un sacré challenge. La grande majorité de mes interlocuteurs qui ne connaissent de la Chine que les reportages télévisés était immédiatement outrée en criant « halte à la contrefaçon ! » La réalité était en fait beaucoup moins simple. Dans un premier temps, pourquoi étions-nous arrivés à cette situation ? Est-ce que nos plans, nos cartouches, nos fichiers 3D étaient protégés ? Par quel biais notre principal client avait réussi à reproduire une pièce plutôt complexe à fabriquer ? Avions-nous seulement abordé ces aspects avec le client ou avions-nous considéré que puisque pour nous c’était évident, cela devrait l’être aussi pour lui ? Je suis allée bien plus loin dans cette discussion en interne comme en externe. J’ai découvert que notre client était tout content de sa production et ce pour une raison simple. Le volume  de pièces qu’il nous commandait ne couvrait même pas 50 % des besoins de son marché et reproduire nos pièces lui avait permis de livrer tous les constructeurs locaux qui avaient à leur tour passé commande chez lui… « Mais… je ne peux pas cesser de fabriquer ces pièces, j’ai des clients à livrer, moi ! Vous ne me livrez que quelques millions de pièces, j’ai besoin de deux fois plus ! Je vous ai demandé si vous comptiez agrandir vos usines et à la place vous m’aviez proposé de me livrer des pièces provenant d’Europe, trois fois trop chères ! Ce n’est point rentable, vous allez me faire perdre mon business ! » Lorsque nous lui avons expliqué que les pièces étaient brevetées, il nous a répondu : « Et alors ? Vous comptez les élargir ces usines ou non ? Comment je fais pour livrer moi ? Vous n’allez tout de même pas me trainer en justice, je suis votre plus gros client ! » Nous avons certes dû passer par un tribunal local et une longue série de constats dressés par des huissiers posant comme des clients potentiels… pour finalement trouver un arrangement avec le client au bout de quelques mois d’échanges musclés. J’ai appris avec cette affaire qu’il ne fallait rien précipiter tant que je n’avais pas tout le contexte, toutes les contraintes terrain et tous les retours de personnes concernées.

5. Acceptez-vous de nous dire un mot sur la protection de la PI en Chine chez MCE-5 ?

En ce moment nos développements technologiques sont assujettis à des changements profonds, comme tout notre microcosme, nous nous interrogeons sur notre stratégie de protection, j’aimerais en parler, mais plutôt dans quelques mois.

6. Quelles sont les plus grandes différences, selon vous, entre la protection de la PI en Chine et en France / Europe ? 

Eh bien, je pense d’abord aux différences de procédure, notamment à la façon dont sont dissociés les modèles d’utilité des brevets en Chine. A l’origine dans notre version européenne le modèle d’utilité était une espèce de palliatif, de solution temporaire le temps de faire examiner le brevet [NDLR : voir notre article sur le sujet « Questions-réponses : ce modèle d’utilité dont on parle tant en Chine »]. En Chine, ce titre est devenu autonome de façon quasi immédiate – un titre hybride, qui n’est pas exactement un brevet, mais qui s’y apparente en tout point, sauf pour l’examen, qui reste dépourvu de vérification en terme d’inventivité. Nous sommes donc parfois face à des murs entiers tapis de titres, qui donnent une certaine image à leurs titulaires, tout en n’étant jamais examinés selon les critères de brevetabilité que nous aurions appliqués en Europe. D’un autre côté invalider un tel titre est facile, rapide et peu coûteux, contrairement à nos procédures européennes. Cela a du sens, compte tenu des limites de la procédure d’examen.

Je pense aussi aux administrations dédiées à la gestion des contrefaçons. En Europe nous n’avons que les tribunaux pour gérer ces problèmes. Je pense aux douaniers, à qui j’ai dû présenter des images  3D, des produits originaux et des brochures, pour qu’ils puissent chercher plus efficacement les contrefaçons. Je pense à la flexibilité et la rapidité du changement des règles et à un juge en particulier, qui s’est rendu personnellement dans le bureau d’un dirigeant pour lui remettre une convocation à une audience… Il y a tout un tas de choses bien plus flexibles et plus pragmatiques que chez nous.

Bref, comme je le disais, en lecture, beaucoup de textes sont semblables aux nôtres, en application, les choses peuvent être assez différentes.

7. Quels sont les sujets que vous souhaiteriez aborder sur le blog PI ? 

J’aimerais aborder des sujets d’actualité, la protection de données par exemple, ou encore les droits d’auteur, les copies de sites web, les noms de domaine, les améliorations des technologies issues de contrats de co-développement, la copropriété, les inventions faites par des équipes franco-chinoises et leur protection, le design et les changements de protection qui vont découler des dernières modifications du Code Civil chinois…

8. Si vous deviez donner quelques conseils à des entreprises occidentales, quels seraient-ils ?

Surtout et avant tout d’apprendre à connaître la Chine, de s’y intéresser, pour le pays, pas seulement pour le chiffre d’affaires potentiel.  D’y aller l’esprit ouvert avec la persuasion que c’est une opportunité à embrasser, pas une corvée ou une contrainte. De laisser ses convictions dans sa valise pendant quelques jours et de prendre son mal en patience – beaucoup de choses sont une question de respect et le respect se mérite en Chine (comme ailleurs), cela prend du temps.  Nous ne sommes respectés que dans la mesure où nous respectons, et si en plus nous nous débarrassons de notre envie de juger et d’imposer des vérités qui nous sont confortables parce qu’elles nous sont familières, la Chine peut devenir une sacrée réussite.

 

Témoignage de Sophie QUERIN (société MCE-5)